CHAPITRE VI
FUGITIVE
David Kared réprima de justesse le réflexe voulant lui faire porter la main à ses paupières pour en chasser une démangeaison tenace : Mervyn en était au stade final du portrait et aurait certainement très mal supporté de voir son modèle bouger intempestivement. Prenant son mal en patience, le contrôleur général tenta de soulager un peu son irritation en clignant vivement des yeux ; sans grand succès, d’ailleurs…
Derrière le chevalet, palette en main, Mervyn contemplait son ouvrage en mordillant nerveusement l’extrémité d’un pinceau. Il semblait chercher la dernière note à ajouter pour que la toile fût achevée et son expression perplexe n’échappa pas à Kared : ce n’était pas la première fois qu’il posait pour son frère et il savait par expérience que celui-ci n’était que rarement satisfait de ses œuvres ; il les trouvait même parfois extrêmement laides alors que Kared, lui, les jugeait fort belles.
Le contrôleur général n’avait jamais vraiment bien compris les mécanismes de l’esprit de Mervyn, pas plus que de celui de tout autre artiste, mais il était sûr d’une chose, une seule : ils étaient très fragiles et un rien, une simple déception, pouvait suffire à les détraquer, provoquer des heures et des heures de dépression…
Kared se prit à chercher une ou deux paroles d’encouragement, propres à stimuler son frère, mais soudain le visage de celui-ci s’éclaira : le pinceau fut vivement projeté dans un bocal empli d’essence et échangé contre un autre, plus fin, que le peintre promena un instant sur la palette avant de l’approcher lentement de la toile pour y tracer une simple ligne, d’un léger mouvement du poignet.
Mervyn se recula un peu et, un sourire aux lèvres, regarda alternativement le tableau et son modèle, plusieurs fois de suite. Il arborait une expression si pleine de satisfaction que Kared ne put s’empêcher d’éclater de rire.
— Alors ? s’exclama-t-il. On peut le voir, ce chef-d’œuvre ?
Mervyn acquiesça.
— Oui, je crois qu’on peut…
Kared sauta joyeusement du siège où il s’engourdissait depuis plusieurs heures et alla rejoindre son frère. En apercevant la toile, il poussa un petit sifflement admiratif.
— Jamais je ne me serais cru aussi beau ! plaisanta-t-il.
Et, de fait, comme tout bon peintre expressionniste, Mervyn avait eu tendance à idéaliser son sujet, gommant les petites rides aux coins des yeux, ignorant dédaigneusement un double menton naissant, rendant toute leur jeunesse à des cheveux déjà grisonnants et – audace imaginative – remplaçant l’intérieur douillet mais un peu triste de leur appartement par un décor de rêve, à mi-chemin entre les Mille et Une Nuits et les légendes nordiques. Projeté du statut de contrôleur général à celui de grand vizir dans une contrée mythique, Kared paraissait déborder d’une vitalité qu’il eût certes bien aimé posséder encore.
— J’avoue que je ne suis pas mécontent, fit Mervyn en repoussant machinalement sur son front la mèche de cheveux roux qui s’obstinait à venir baguenauder devant ses yeux, mais la prochaine fois, j’essaierai quand même de rendre ton regard un peu plus conforme à la vérité. Là, il n’est pas encore assez acéré…
— La prochaine fois ? s’étonna Kared. Tu sais que tu as déjà fait une dizaine de portraits de moi ! Tu n’en as pas assez ?
Mervyn secoua la tête, sans quitter le tableau des yeux, le scrutant comme s’il cherchait à y découvrir les plus petits défauts.
— Tu es un sujet d’inspiration extrêmement fort, David, dit-il. Et puis tu sais très bien que, sans toi, il y a longtemps que je me serais contenté de me laisser vivre ; que j’aurais arrêté de peindre…
Le visage de Kared se rembrunit.
— Tu ne dois jamais cesser de peindre, dit-il d’une voix grave. Tu as du talent, beaucoup de talent, et tu n’as pas le droit de le gâcher.
— Tu m’as déjà répété ça cent fois, soupira Mervyn. Parfois je me demande à quoi cela sert, d’étaler de la couleur sur une toile blanche…
— C’est la seule chose qui te distingue des autres, de la masse ; la seule garantie de ton individualité. Et, crois-moi, dans un monde où tous les hommes sont devenus interchangeables, il n’y a rien de plus important que l’individualité !
Mervyn baissa la tête et, paraissant s’abandonner à la contemplation d’un détail du tableau, oublia de répondre. Il réagissait toujours ainsi lorsque son frère le sermonnait, refusant systématiquement une discussion dans laquelle il se sentait incapable d’avoir le dessus, ce que d’ailleurs il ne souhaitait pas : les seuls moments de bonheur qu’il avait connus dans sa vie lui avaient été apportés par la peinture. Pourtant souvent, trop souvent, le découragement s’abattait sur lui et il se sentait prêt, inexplicablement, à brûler tous ses tableaux dans un grand feu de joie purificateur et à se fondre dans cette masse que Kared méprisait tant : l’individualité était sans doute une belle chose mais encore fallait-il posséder suffisamment de force, de courage, pour l’assumer…
— Je vais être obligé de te laisser, Mervyn…, dit doucement Kared. Il faut que j’aille travailler.
— Aujourd’hui ? Je croyais que tu étais en congé…
Le contrôleur général eut un pâle sourire.
— Théoriquement je l’étais, fit-il. Mais tu sais, moi, les horaires… J’ai été convoqué et je ne peux pas y échapper…
Mervyn haussa les épaules.
— Vas-y alors. Ça n’a pas d’importance.
— Je reviendrai aussi vite que je le pourrai ! assura Kared en refermant derrière lui la porte de l’appartement.
Parfois, il se prenait à envier le reste de la population, tous ces gens qui pouvaient disposer de leur temps comme ils l’entendaient, en dehors de leur période de travail obligatoire. Pour lui, il n’était pas question d’horaires fixes : il travaillait lorsqu’on avait besoin de lui, un point c’était tout et – en pratique – on avait très souvent besoin de lui, de plus en plus souvent…
Bien sûr, cela présentait un avantage : une impression de puissance, une certitude de faire partie des quelques rares élus, d’être de ceux qui savaient. Oh, naturellement, il n’était qu’un simple exécutant de la volonté des dormeurs, mais un exécutant conscient, pas un mouton comme les autres.
Comme Mervyn…
Le jour venait de se lever…
Paris baignait encore dans la faible clarté du petit matin, se frayant un passage au sein du nuage de brume légère qui recouvrait les rues.
La rue de la Huchette était presque déserte, malgré quelques noctambules attardés, somnolant sur un banc, et deux ou trois adeptes du footing matinal.
Gallys avançait lentement, la tête basse et le dos légèrement voûté, comme si chaque pas lui eût coûté autant que l’ascension à pic d’un piton rocheux.
Lorsqu’elle s’était enfuie de chez Jérôme Dumas, la veille au soir, elle n’avait pas réfléchi le moins du monde aux conséquences de son acte, ne se rendant pas compte que son nouveau statut de hors-la-loi lui interdirait désormais de dormir dans un lit, de manger à sa faim et, en fait, de mener la vie dont elle avait rêvé en quittant la ferme. Pourtant elle ne regrettait rien : quelle image d’elle-même eût-elle vue dans les miroirs si elle avait cédé aux instances du gros homme ? Se fût-elle seulement reconnue ? Elle ne regrettait rien…
Sinon la chaleur d’un foyer pour remplacer le froid intense qui s’était emparé d’elle pendant la nuit, traversant ses vêtements légers comme une aiguille traverse une pièce de tissu, gelant son corps et son esprit.
Elle n’avait pas eu peur, non – il y avait beau temps que les agressions, vols et autres crimes spectaculaires n’avaient plus cours dans les rues de la capitale – seulement froid, horriblement froid.
Et maintenant, alors que le soleil commençait d’élever la température de l’air, c’étaient la faim et la soif qui venaient la torturer, une poche de douleur sourde au creux de son estomac et une brûlure ardente dans sa gorge.
Et naturellement elle n’avait pas un sou en poche, pas de quoi acheter la plus petite parcelle de nourriture…
Plus elle y songeait et plus son avenir lui apparaissait sombre, quelque chose comme un gouffre obscur dans lequel elle s’engageait à l’aveuglette.
Dumas avait certainement déjà déposé sa plainte et les agents du bonheur n’allaient pas tarder à venir la prendre. Le prétexte était tout trouvé : n’avait-elle pas menacé de le tuer avec le coupe-papier ? Elle ne pourrait même pas nier…
Bien sûr, il y avait la tentative de viol mais comment le prouver ? Sa parole ne pèserait pas lourd, face à celle d’un homme influent comme Dumas.
Gallys se laissa tomber lourdement sur un muret de ciment, poussant un soupir de découragement ; il ne lui restait plus qu’à se laisser arrêter. Que pouvait-elle faire d’autre ? Errer pendant des jours et des jours en cherchant à échapper aux agents du bonheur ne lui servirait à rien, sinon à se retrouver tôt ou tard agonisante, sous un porche ou dans une ruelle oubliée.
— Mademoiselle !
Gallys sursauta et releva brusquement la tête. L’homme qui se tenait devant elle, figé dans un ridicule garde-à-vous emprunté, portait l’uniforme caractéristique des défenseurs de la loi. Un sourire mécanique ne parvenait pas tout à fait à détendre l’expression crispée de son visage.
— ADB 40338E, à votre service ! déclama-t-il.
Gallys se souvint que l’agent rencontré dans le train s’était lui aussi présenté en ces termes et elle se demanda si finalement le vieil homme, Corbir, n’avait pas dit la vérité en parlant d’eux comme de pantins décérébrés.
— Mademoiselle, reprit l’agent du bonheur sans se départir de son sourire, vous correspondez très exactement au signalement d’une personne que nous recherchons. Puis-je vous demander de me confier votre carte d’identité magnétique afin que je puisse procéder à une vérification ?
Gallys acquiesça tristement ; le piège se refermait sur elle et, déjà, elle en sentait les pointes acérées s’enfoncer dans sa chair, comme autant de traits brûlants. Elle se leva, fouilla dans son sac et en sortit sa carte qu’elle tendit à son interlocuteur. Celui-ci y jeta un rapide coup d’œil et se retourna vers la jeune femme.
— Gallys Dumas ! fit-il. C’est bien cela… J’ai ordre de vous arrêter. Veuillez me suivre, je vous prie !
Gallys eut un léger mouvement des lèvres, signifiant sans doute qu’elle s’y attendait et, perpétuant cette contradiction en usage dans le monde depuis qu’il y existe des policiers, elle obéit à l’ordre de l’agent du bonheur en le précédant…
Une brusque vision du séjour en prison qu’elle avait effectué en arrivant à Paris repassa devant ses yeux, faisant naître un frisson d’angoisse au creux de ses reins. Tout allait recommencer : la cellule aux murs blancs et aseptisés, les barreaux d’acier, le lit aux draps gris et rugueux, la politesse excessive et protocolaire des agents du bonheur…
Seulement cette fois il n’y aurait pas de Jérôme Dumas pour la tirer d’affaire, bien au contraire. Cette fois elle ne pouvait compter sur personne, sinon sur la providence. Et en été, comme tout un chacun, la providence prenait probablement des congés…
« Tu passeras toute ta vie entre quatre murs ! » avait dit son oncle. Peut-être n’avait-il pas exagéré…
Gallys renvoya ses cheveux en arrière, d’un ample geste de la main, offrant son visage à la délicieuse attaque du soleil montant. Elle n’avait plus faim ni soif, maintenant. Tous ces tourments étaient oubliés au profit d’un autre, beaucoup plus cruel : la certitude de ne plus jamais revoir la lumière du jour, ou bien seulement dans de longues années, lorsque la solitude et le régime de la prison auraient fait d’elle une demi-folle, malade et décharnée…
Alors, sans réfléchir, elle se mit à courir, droit devant elle, ignorant les avertissements de l’agent du bonheur qui aussitôt avait dégainé son pistolet.
En une fraction de seconde, Gallys avait oublié qui elle était, ce qu’elle faisait dans cette ville et tout ce qui lui était arrivé avant la minute présente ; une seule chose comptait, désormais, une chose tellement importante, envahissante, qu’elle ne laissait plus la moindre place à quoi que ce fût dans l’esprit de la jeune femme : courir, courir encore, échapper à son poursuivant et se réfugier n’importe où, dans un endroit calme et éclairé.
S’il lui fallait mourir, au moins désirait-elle mourir au soleil !
Elle ne songeait même pas que, d’un instant à l’autre, l’agent pourrait faire usage de son arme et que, sans même s’en rendre compte, elle perdrait connaissance, serait totalement à sa merci…
Heureusement, elle put déboucher sur le boulevard Saint-Michel avant qu’il n’ait tiré et il y avait maintenant trop de gens, déambulant sur les trottoirs, pour qu’il pût le faire sans danger.
Gallys courait sans se retourner, sentant sa respiration devenir de plus en plus courte, à mesure qu’une douleur perçante prenait possession de son côté. Elle savait que, tôt ou tard, elle serait obligée de stopper sa course pour reprendre sa respiration et que, à ce moment, l’agent du bonheur n’aurait aucun mal à s’emparer d’elle.
Mais elle ne voulait pas se l’avouer, se répétait au contraire qu’elle pouvait encore courir pendant des heures et qu’elle ne cesserait que lorsqu’elle serait définitivement à l’abri. Elle avait toujours aimé inventer des histoires et se prendre pour un personnage de roman, mais jamais encore l’enjeu de ses affabulations n’avait été aussi important. Et jamais non plus elle ne s’était raconté de plus gros mensonge.
Elle fendit sans s’arrêter les rangs serrés de plusieurs couples qui occupaient toute la largeur du trottoir et – profitant de l’écran temporaire qu’ils dressaient entre elle et son poursuivant – elle bifurqua dans une petite rue, priant une divinité quelconque pour ne pas avoir été aperçue.
Ralentissant un peu, Gallys jeta un rapide coup d’œil en arrière : pas d’uniforme en vue. Peut-être avait-elle une chance…
Au moment où elle retournait la tête, elle aperçut l’homme et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle tenta de s’écarter mais, allant trop vite, ne put l’éviter et se contenta d’amortir un peu le choc en lui posant vivement les mains sur les épaules.
À sa grande surprise, loin de se fâcher, il éclata de rire ; c’était un jeune homme aux allures plutôt frêles, à peine aussi grand qu’elle. Son visage s’ornait d’une courte barbe, amoureusement taillée.
— Eh bien, s’exclama-t-il, voilà au moins quelqu’un qui n’a pas l’air de perdre son temps !
Paralysée par l’émotion, Gallys ne put répondre. Elle se retourna de nouveau, guettant avec angoisse le passage de son poursuivant. Il ne fallait pas qu’il la voie, surtout pas…
— Mon Dieu… Mais on dirait que vous avez peur ! fit le jeune homme brusquement redevenu sérieux. Qu’est-ce qui vous arrive ?
À cet instant, l’agent du bonheur apparut au coin de la rue et, s’arrêtant un instant, tourna la tête en tous sens, comme une girouette devenue folle.
Gallys fit mine de se remettre à courir, dans un réflexe nerveux irréfléchi, mais vaincue par la fatigue et le découragement, elle sentit ses jambes se dérober sous elle et se fût effondrée au sol si le jeune homme ne l’avait pas retenue.
L’apercevant, l’agent du bonheur s’approcha sans hâte. Il remit son arme à sa ceinture et se recomposa un sourire.
— ADB 40338E, à votre service ! Puis-je voir votre carte magnétique d’identité, je vous prie, monsieur ! dit-il en s’adressant au jeune homme, qui s’exécuta sans mot dire.
— Elisha Joubert…, marmonna l’agent. Vous n’êtes pas recherché par la loi. Eh bien, monsieur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir vous écarter afin que je puisse me saisir de cette personne. Dans le cas contraire, je me verrais dans l’obligation de vous arrêter également.
Gallys se prit la tête à deux mains : maintenant elle n’avait plus aucun doute. C’étaient toujours les mêmes phrases ampoulées, construites suivant les mêmes formules de politesse stéréotypées. Des robots… Les agents du bonheur n’étaient rien d’autre que des robots… Elle regarda Elisha, dont le visage s’était durci, attendant ses réactions.
— Quel crime a-t-elle donc commis ? interrogea-t-il.
— Tentative de meurtre sur la personne d’un respectable citoyen ! C’est une redoutable criminelle.
Gallys secoua frénétiquement la tête.
— Ce n’est pas vrai ! sanglota-t-elle. Ce n’est pas vrai…
— Ecartez-vous, s’il vous plaît, monsieur ! Je dois faire mon devoir.
— Bien sûr…, dit Elisha.
Il sembla hésiter pendant quelques instants sur la conduite à tenir, puis choisit ; certaine de sa décision, Gallys le lâcha d’elle-même et se prépara à accompagner l’agent du bonheur.
— Je vous remercie, monsieur…, commença celui-ci.
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase : le poing d’Elisha venait de le frapper au plexus solaire et, comme il se pliait en deux, un gigantesque coup sur la nuque lui fit perdre connaissance.
— Venez ! dit le jeune homme en saisissant Gallys par la main. Ne restons pas ici !
Et, sous le regard de quelques passants – trop abasourdis pour intervenir – il l’entraîna au sein de la foule.
*
Le petit deux pièces dans lequel vivait Elisha représentait pour Gallys le havre de paix dont elle rêvait depuis qu’elle s’était crue abandonnée de tous et de tout. Le jeune homme l’y avait emmenée sans lui poser de questions, avait mis sa salle de bains à sa disposition et – finalement – lui avait procuré un repas, un vrai repas. Eliminant progressivement sa fatigue, elle reprenait en même temps confiance en l’existence.
Elisha leur servit deux whiskies et, instinctivement, dans un geste oublié depuis plusieurs générations, ils entrechoquèrent leurs verres.
— Ce n’est pas trop fort ? interrogea le jeune homme, voyant que Gallys hésitait à boire.
Elle sembla s’éveiller en sursaut d’un profond rêve éveillé.
— Excusez-moi, souffla-t-elle. Je pensais à autre chose…
Elle trempa légèrement ses lèvres dans le whisky, avant de l’avaler d’un trait.
— Autrefois, mes parents fabriquaient de l’alcool beaucoup plus fort que celui-ci, dit-elle en souriant. Ils appelaient ça de l’eau-de-vie. J’en ai bu une fois et j’ai eu l’impression que ma gorge se déchirait…
— Ce n’était pas interdit, là d’où vous venez ?
La jeune femme fit un geste évasif.
— Si ! Je suppose que si, puisque ça l’est ici, mais c’était une habitude familiale. Tous les ans, les gens de ma famille faisaient eux-mêmes quatre ou cinq barriques de vin et deux bouteilles d’eau-de-vie. On n’en buvait pas tellement, d’ailleurs, ou alors exceptionnellement, à l’occasion de la naissance d’un enfant ou d’un mariage, mais c’était surtout pour mettre dans la cuisine. Une tradition de toujours et je ne crois pas avoir entendu dire un jour que nous n’en avions pas le droit.
Elle fronça légèrement les sourcils.
— Il est vrai qu’à la campagne, les lois sont nettement moins ancrées dans l’esprit des gens qu’en ville…
— Pourquoi n’êtes-vous pas restée là-bas ? demanda Elisha. Vous deviez être heureuse…
Gallys éluda la question d’un geste de la main. Ses raisons n’eussent certainement paru bonnes qu’à elle et elle ne tenait pas à les évoquer.
— Et vous ? dit-elle, changeant brutalement de sujet. L’agent du bonheur a vu votre carte. Il n’aura aucun mal à vous retrouver. C’était une folie de m’aider…
Plusieurs coups frappés violemment à la porte dispensèrent Elisha de répondre. Les deux jeunes gens se jetèrent un coup d’œil angoissé : Gallys était-elle si bonne devineresse que ses prophéties pussent se réaliser instantanément ?
— Citoyen Elisha Joubert ! dit une voix forte. Veuillez ouvrir aux agents de l’autorité !
Malgré la politesse des mots eux-mêmes, le ton était sans réplique. Gallys sourit tristement à l’adresse d’Elisha.
— Il vaut mieux obéir…, dit-elle. De toute façon nous n’aurions pas pu leur échapper éternellement. Quoi qu’il arrive, je vous serai toujours reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi.
Les coups retentirent de nouveau, sur la porte, et – envoyant aux oubliettes ses espoirs et ses joies – Elisha se leva pour aller ouvrir.
Tout d’abord il ne vit que les uniformes, rouge et bleu, quatre agents du bonheur, la main posée sur la crosse de leur arme, et il crut que la jeune femme et lui-même allaient tout bonnement être arrêtés et traînés en prison sans autre forme de procès. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’il réalisa qu’un cinquième personnage était présent et que, lui, ne portait pas d’uniforme. De plus il souriait, un sourire franc, sans rien de commun avec celui qu’arboraient régulièrement les agents du bonheur.
— Elisha Joubert ? Je suis le contrôleur général David Kared, se présenta-t-il en tendant la main vers le jeune homme. Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ?
Machinalement, Elisha s’effaça pour laisser passer les visiteurs. Les quatre agents restèrent près de la porte, alors que Kared pénétrait dans l’appartement.
— Bonjour, Gallys, dit-il d’une voix douce. Je me doutais bien que je vous trouverais ici, après l’incident de tout à l’heure… Peut-être allez-vous pouvoir me raconter ce qui s’est passé depuis que je vous ai laissée à la garde de votre oncle ?
Désorienté, Elisha ne put réprimer un besoin de s’asseoir.
— Je ne comprends pas… balbutia-t-il. Vous vous connaissez ? Comment ?
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Joubert, dit Kared. Vous comprendrez tout lorsque le moment sera venu. Du moins, tout ce que je serai en mesure de vous apprendre. Je suis personnellement loin d’être omnipotent. Mais pour l’instant, j’aimerais beaucoup que Mlle Dumas me donne quelques explications…
Il se tourna vers la jeune femme.
— Votre oncle nous a affirmé que vous aviez tenté de le tuer avec un coupe-papier, pour pouvoir lui voler les bijoux de sa défunte épouse…
Gallys laissa échapper un petit éclat de rire.
— Je ne savais même pas qu’il possédait des bijoux, dit-elle. C’est tellement ridicule… C’est vrai que je l’ai menacé avec le coupe-papier mais uniquement parce qu’il voulait… Disons : faire avec moi des choses dont je n’avais pas envie.
— Et vous vous êtes enfuie, comme ça, sans savoir où aller ?
La jeune femme eut une moue résignée.
— Oui ! Tant pis si vous ne le croyez pas…
Kared hocha la tête.
— Je vais peut-être vous surprendre mais je vous crois. Et même, connaissant Dumas, je m’attendais presque à ce que quelque chose de ce genre se produise. Malheureusement, que je vous croie ou non n’a que peu d’importance. Je ne possède pas la moitié de l’influence de votre oncle auprès des dormeurs et je ne vous serais d’aucun secours si vous veniez à être arrêtée.
— Si ! coupa Elisha. Ça veut dire que vous n’allez pas nous arrêter ?
— Non, monsieur Joubert, je ne vais rien faire de tel ! Pour tout vous dire, dès que l’avis de recherche a été lancé contre votre amie, on m’a convoqué pour recevoir des instructions. J’ai été en contact avec l’un des dormeurs, qui m’a expressément ordonné de veiller à ce qu’il ne lui arrive aucun mal. J’ignore pourquoi et je suppose fort qu’il a agi sans consulter ses pairs, mais il ne m’appartient pas de poser des questions…
Le visage de Gallys avait retrouvé lentement ses couleurs.
— Flip…, murmura-t-elle, si bas que personne ne l’entendit.
— N’êtes-vous pas censé faire un rapport ? demanda Elisha à Kared.
Le contrôleur général eut un petit sourire en coin.
— Je ne suis pas payé pour penser, mais pour obéir, dit-il ironiquement. Rien ne m’autorise à douter de la bonne foi d’un dormeur et s’il m’ordonne de ne pas faire de rapport, pourquoi en ferais-je un ?
— Que va-t-il nous arriver alors ?
— À vous, rien ! Aucune plainte n’a été déposée contre vous et il me sera facile d’éliminer votre nom de la mémoire de l’agent du bonheur que vous avez assommé dans la rue, ainsi que de ceux qui m’accompagnent. Pour Mme Dumas, le problème est différent. Je ne mènerai qu’une enquête de pure forme mais il n’est pas en mon pouvoir de supprimer l’avis de recherche. Elle ne sera jamais à l’abri d’une rencontre fortuite comme celle de ce matin, ni même d’une dénonciation : le sens civique est extrêmement développé chez nos concitoyens… Elle doit se cacher !
— Où ? fit Gallys. Je ne connais personne à Paris…
— Pas ici, en tout cas ! dit Kared. En plein cœur de la ville, vous seriez fatalement vue, un jour ou l’autre, ne serait-ce que par l’entrebâillement d’une porte…
— Je pense que j’ai une idée…, intervint Elisha.
Le contrôleur général l’interrogea du regard, mais le jeune homme secoua la tête.
— Il m’est malheureusement impossible de vous révéler l’endroit auquel je pense, mais je sais qu’elle y sera en sécurité !
Kared haussa les épaules.
— Ma foi ! Puisque vous l’affirmez… Qu’il en soit ainsi !